Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

La vela ti pas !

Ce n'est pas parce que l'on nait avec une cuillère d'argent dans la bouche, que l'on sort de la cuisse de Jupiter que l'on prend soin de la façon avec laquelle on s'exprime. Que nenni.

 

 

Le jeune Louis XIII,futur monarque était loin de s'exprimer comme les héros de Corneille et de Racine.

Jugez plutôt.

 

Le nom du Docteur Jean Heroard ne vous dit sans doute rien. Pourtant, ce médecin a légué à la postérité un document exceptionnel. A partir de 1601, date de la naissance du futur Louis XIII, Heroard est attaché à la personne du fils d'Henri IV et de Marie de Médicis. Chaque jour ou presque, il note avec minutie les moindres détails de l'existence du royal enfant, qu'il s'agisse de sa santé, évidemment, mais aussi de ses jeux, de son alimentation, mais aussi - c'est ce qui nous intéresse ici - de sa manière de parler. Des notes qu'il rassemble dans Le journal de la vie active du roi Louis.

 

C'est ainsi que, grâce à lui, on dispose d'un "témoignage unique du processus d'acquisition du langage par un enfant". Et n'imaginez pas que le petit Louis échangeait exclusivement avec des aristocrates. Tout dauphin qu'il fut, il était entouré chaque jour de domestiques, d'artisans, de gouvernantes... On a donc grâce à cette somme de 2674 pages laissée par Heroard une bonne idée de la manière dont on parlait français au début du 17ème siècle.

 

On oublie Racine et Corneille, car autant le savoir, les vers de Bérénice et du Cid ont à peu près autant de rapports avec la langue de tous les jours de cette époque qu'une page de Le Clézio avec les commentaires d'un match de foot au bar du coin en 2022. Nous pourrions en douter et pourtant... lisons ce que Heroard a pris soin d'écrire en sachant que les propos de l'enfant ont été transcrits de manière phonétique.

 

La voyelle -o est souvent prononcée "ou" : boune pour "bonne", loun pour "long", soun pour "sont". Louis dit également mousseu et non "monsieur" : "Mousseu Dupont est bien doux ; mousseu de Souvré l'est pas tant. Beaucoup de consonnes finales ne sont pas prononcées : "fils", par exemple, se résume à [fi].

 

Le -s à l'intérieur de certaines syllabes disparaît parfois : on dit juque et non "jusque", rete et non reste.

- Le pronom impersonnel est régulièrement omis. On ne dit pas "il faut dire", mais "faut dire".

- La syntaxe n'est pas toujours académique : "J'y veu allé moi à la guerre". De temps en temps, en revanche, elle suscite franchement l'admiration, a fortiori chez un enfant qui n'a pas encore 9 ans : "Ha! Si je y eusse été avec mon épée, je l'eusse tué!", s'écrit-il ainsi le 14 mai 1610, peu après l'assassinat de son père par Ravaillac.

 

Le sujet et le verbe ne sont pas systématiquement inversés dans les phrases interrogatives. Le très correct "Où prend-on donc des guides ?" côtoie le très familier "Papa vient ?". Parfois encore, le dauphin recourt à la syllabe "ti" (abréviation de "t-il") : "La vela ti pas" ; "Le Roi mon père a-ti couché ici?"; "Y a-ti longtemps ?". Le recours à cette particule a été "fréquent pendant une période limitée de l'histoire du français",

 

On s'autorise une grande liberté pour les suffixes, qu'il s'agisse de mots féminins (une pigeonesse, une souriçoire) ou de diminutifs (une souriette, un coeuret).

- A 3 ans, le petit Louis a encore du mal à rouler les -r, note Heroard. Ce qui nous semble anecdotique est en réalité un grave problème pour lui car il s'agit alors de la seule prononciation jugée élégante dans le milieu aristocratique de l'époque.

- Comme les ados d'aujourd'hui, Louis mange aussi certaines syllabes : "Je ne saurais ast'heure parler au Roi mon père pour vous."

- A noter enfin qu'il n'ignorait pas les grossièretés, comme l'illustre cette phrase adressée à l'un de ses domestiques : "Vous êtes un valé de merde !".

 

Tout cela doit enfin nous amener à réviser l'image que nous avons de la langue du "grand siècle", telle qu'elle a été véhiculée par nos études des grands textes littéraires. Des oeuvres qui se situent loin, très loin, de la langue orale telle qu'elle était pratiquée au quotidien. N'est-il point ?

 

Merci à Michel Feltin-Palas, amoureux du français et des langues de France



08/11/2022
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