Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

L'art d'être Thelma

Elle a la fraîcheur de la jeune Olive dans le film « Little Miss Sunshine », un road-movie cher à mon cœur, par son côté déjanté et empreint d’une belle humanité.

 

De grosses lunettes rondes démultiplient l’éclat de ses grands yeux noirs, des cheveux blonds soleil retenus dans une soyeuse queue de cheval. Quel âge a-t-elle ? 8 ans ? Peut-être 9. Pas davantage.


Dans la salle d’attente du dentiste, elle est assise face à sa maman. J’entre. Je salue l’une et l’autre d’un bonjour amène. Thelma me répond. Rapidement. A l’aide de son index, elle réajuste avec délicatesse ses lunettes qui glissent sur le nez puis lève les yeux au ciel, dubitative.

 

- Mince, je ne sais plus…Attends ! Ça y est ! je sais !!

 

Thelma a des petites dents de lapin qui lui vont à ravir.

La fillette révise ses leçons avec sa maman.

 

- Non, ce n’est pas Montpellier. Au-dessus de Toulouse, mon chat ?

- B….Bordeaux !

- Bravo ! Et si tu remontes encore un peu ? Au-dessus de Bordeaux ?


Thelma prend son élan comme un sauteur à la perche et s’élance :

 

- Angers, Brest, Nantes….

- Pas si vite ma chérie. Remets-moi cela dans l’ordre.

 

Une fois la chose faite, la solaire Thelma sollicite sa maman pour un autre exercice.

 

- Tu me fais réciter le canard ?

 

La maman de Thelma sort une feuille de papier, la déplie.

 

- Prête ?

- Yes !

 

Thelma réajuste ses lunettes, prend une profonde respiration et saute dans le grand bain. Et là, se produisit un de ces instants de grâce dont la vie a le secret. La douce voix de Thelma emplit l’espace d’une tendresse infinie. Je la regardais, hypnotisée par ce petit bout de femme déjà tellement droite dans ses bottes pour son âge. Je découvris une poésie gracieuse, délicate, à l’image de la fillette.

 

Quelques hésitations bien sûr, et autres "heu...je ne sais plus", vite comblés par le chuchotement de la voix de sa maman, et Thelma de repartir de plus belle, terminant en apothéose par un magnifique cadeau offert à son large public (Bisou) : son délicieux sourire « dents de lapin ». Je la félicitais et la remerciais.

 

- Pourquoi merci ?

- Tu m'as donné envie d’apprendre cette poésie.

 

Thelma afficha son sourire des jours heureux, quenottes bien en avant.

 

- Ah ? Si on se revoit un jour chez le dentiste, vous promettez de me la réciter ?

- Tope-là !

 

Depuis plusieurs jours, je m'applique à apprendre le "canard" de Thelma.

Pas si facile... Mais beaucoup plus facile lorsque le souvenir du visage solaire de la petite Thelma réapparait.

 

 

C’est tout un art d’être canard

 

C’est tout un art d’être canard

C’est tout un art d’être canard

canard marchant

canard nageant

canards au sol vont dandinant

canards sur l’eau vont naviguant

être canard

c’est absorbant

terre ou étang

c’est différent

canards au sol s’en vont en rang

canards sur l’eau, s’en vont ramant

être canard

ça prend du temps

c’est tout un art

c’est amusant

canards au sol vont cancanant

canards sur l’eau sont étonnants

il faut savoir

marcher, nager

courir, plonger

dans l’abreuvoir

canards le jour sont claironnants

canards le soir vont clopinant

canards aux champs

ou sur  l’étang

c’est tout un art

d’être canard.

 

Claude Roy (1915-1997)

 

 

 



14/04/2023
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