Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

Mon voisin de table

C’était un dimanche. Pluvieux. Très. Un de ces dimanches d’automne où on a le choix entre rester chez soi au chaud et regarder Michel Drucker (« Non ? Il est toujours... ? » « vivant ? Et oui ! ») en se disant que demain sera sûrement un autre jour ; ou, autre option, se persuader que la pluie, c’est chouette, que l’automne est une belle saison, que le cycle des saisons, c’est aussi cela la vie, qu’il faut vivre l’instant présent, blablabla... Ça, c’est si l’on est un adepte des enseignements du moine bouddhiste Matthieu Ricard ou si l’on a fumé quelque chose d’illicite juste avant ; ou les deux.

 

Lorsque j’entrai dans cette salle des fêtes aménagée ce jour pour accueillir un confidentiel salon d’écrivains qui rassemblait (quand même…) une quarantaine d’auteurs, l’espace était déjà bien occupé. Les bras chargés d’un carton qui devait contenir quelques vingt exemplaires de mon dernier roman, je cherchais du regard l’endroit qui m’avait été réservé. "Jeanne Bunel". Il m’attendait, ce marque-place avec lequel j’allais cohabiter plusieurs heures. L’espace qui m’était dévolu semblait avoir été grignoté par ma voisine de droite et mon voisin de gauche, installés tout à leur aise.

 

- Je ne prends pas trop de place ?

- Si. Un peu.

Mon voisin me regarda, l’air ennuyé.

- Je plaisante.

 

Mon voisin semblait porter la vie triste de la même façon qu’il portait l’habit triste. Des chaussures éculées, des chaussettes dont l’une avait démissionné le long de sa cheville, un pantalon gris décousu par endroit, un pull beige à rayures en V qui avait du appartenir à son père, une veste avec des empiècements coudes en plastique, bien loin du raffinement de ceux de François Bunel, le mercredi soir à La Grande Librairie.

 

- Souhaitez-vous que je vous prête un chevalet ?
- Avec plaisir.

 

L’homme ouvrit une immense valise qui ressemblait à un coffre de magie tant il y avait de choses à l’intérieur. Des tissus, des chevalets, des stylos… Sur sa table, des piles de livres.

 

- Dans quel registre écrivez-vous ?

- Poésie, policier, roman, nouvelles, auto-biographie…. On trouve tout chez Moulinot !

 

Je regardais son marque-place, dubitative. Son patronyme n’avait rien à voir avec ce Moulinot. Quand soudain (mais c’est bien-sûr !), mon immense culture ( ! ) et ma fidèle mémoire m’envoyèrent la réponse : ce Moulinot sortait tout droit d’un sketch de Coluche, le non moins célèbre "Schmilblick". Et mon voisin de trouver sa blagounette hilarante. Je forçais un rictus par politesse et le félicitais pour étendre sa plume à autant de registres. Que n’avais-je fait là ? Mon voisin rebondit, trop content que l’on s’intéressât à lui. Gérard C. s’accrocha à moi comme une moule à son rocher. Commença alors le récit de sa vie qui dura une éternité.

 

Parmi les livres que Gérard C. avaient en présentation, le récit d’un AVC vécu trente ans plus tôt. Un compatissant « Oh, je suis désolée pour vous » ne suffit pas à assouvir ce besoin de me raconter en détails cet accident de la vie. Pendant ce temps, ma voisine de droite papotait avec son voisin sur un ton enjoué. Je les enviais. Pourquoi la vie m’avait-elle installé à côté de cet homme, un dimanche d’automne où tout était déjà moche, humide et gris ? Qu’avais-je fait pour subir un tel sort ?

 

Au récit de l’AVC succédèrent celui de trois cancers, dont un récent de la thyroïde il y a un an, de trois (ou quatre, je ne sais plus) infarctus, d’une hémiplégie temporaire et d’une insensibilité de l’une de ses mains à la chaleur et au froid. Quelle chance de ne pas ressentir le froid, me dis-je, moi si sujette au froid aux extrémités. Quant à son insensibilité au chaud, je m’imaginais son épouse lui dire « chéri, tu peux aller voir dans le four si le rôti est cuit ? » tout cela à 200° sans prendre de gant de protection. Le pied. Mon Dieu, quel monstre suis-je donc pour penser cela. Non. J’étais caustique. Cela m’a souvent permis de délester le trop plein de pathos. Par moment, je devais sûrement ressembler à quelque chose comme un poisson rouge dans son bocal, la bouche entrouverte tant ce que j’entendais me paraissait invraisemblable.

 

- Vous êtes un miraculé. J’espère que vous êtes allé à Lourdes, lui dis-je en souriant.

- Oui. Plusieurs fois.

- Il existe des formules d’abonnement ?

Mon voisin ne savait comment prendre la chose. Il décida d’en sourire.


Deux heures plus tard, ni lui, ni moi, ni aucun autre des écrivains présents n’avaient encore « vendu ».

-Je ne m’inquiète pas. Les gens viennent toujours dans l’après-midi aux alentours de 15 heures.
Gérard C. était adepte des salons littéraires, les petits, les moyens petits, les moyens grands.

- En général, je fais carton plein à ce moment là.

 

Je ne trouvais qu’un « chouette » à  lui répondre quand enfin ma voisine de droite et moi entamèrent un échange courtois dans un premier temps puis chaleureux, au point où nous décidâmes de partager le déjeuner dans une autre pièce réservée pour l’occasion. En guise de déjeuner, un plateau repas un peu froid et un peu triste à l’aune de la météo du jour, servi par des hôtes chaleureux. Des hallebardes s’abattaient sur la terre détrempée et faisait des claquettes sur le toit. Emmitouflée dans une duveteuse parka, l’écharpe remontée jusque au nez, je dévorais un taboulé froid et gras et une énorme tranche de pain bien blanche et bien humide tant j’avais faim ; je laissais de côté une tranche de pâté quasi congelée et terminais ce repas par une part de tarte aux pommes bien comme je les fuis : lustrée avec une gelée tremblotante, sortie tout droit d’une chambre froide.

 

Dans cette ambiance humide, grise, ventée, il y eut un rayon de soleil dont je me souviendrai longtemps. D’une sono approximative (qui elle aussi devait avoir attrapé froid), sortit le son d’une voix qui nous fit émerger de notre repli, recoquillées que nous étions sur nos pitances.

- Ecoute !

- Reggiani ?

 

Un moment de grâce, un ange qui passe, c’est possible même un dimanche de pluie où les corps ont froid. « Il suffirait de presque rien….J'entends déjà les commentaires, "Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire, Elle au printemps, lui en hiver" ».

- Magnifique.

 

Reggiani avait réchauffé nos cœurs, nos âmes. Quelques minutes plus tard, ragaillardies, nous attendions de nouveau le « chaland » derrière nos pupitres. Gérard C. errait entre les tables pour tuer le temps. A 15 heures, « les gens » n’étaient pas vraiment là.

 

- Le temps.

- Pardon ?

- Pas de bol avec ce temps, me répondit-il.

 

Colette B. et moi étions devenues les plus grandes pipelettes du monde. A 16 heures, c’était l’heure de mon bien nommé « quatre heures ».  Comme mes parents me l'avaient appris lorsque j'étais enfant, je proposais à Colette B. de partager mon goûter. Elle accepta volontiers une pomme. Me retournant vers "mon" Gérard C., je fis de même, alors que je commençais déjà à mordre à pleines dents dans une pomme et à me délecter d’entendre ce « crack » de la croque.

- Merci mais je ne peux pas.

- Allergique ?

- Non. Je vais vous raconter…


Jésus, Marie, Joseph… ! Gérard C. allait remettre le couvert.

 

- Rien ne vous y oblige.
- Je sais, mais je vous aime bien.

 

Pourquoi pas. C’était une raison comme une autre. En fallait-il une d’ailleurs ?

Et Gérard C. de me raconter qu’il y a quelques années de cela, l’envie lui avait pris de croquer une pomme. Il en résulta un décrochement de la mâchoire sur laquelle les médecins des urgences planchèrent plusieurs heures pour la lui remettre.  Bigre ! L’homme n’était décidément pas banal. Je remballais ma proposition.

 

Optimiste ou inconscient, ou les deux, Gérard C. ne désespérait pas de voir " les gens " enfin sortir de chez eux après avoir vu Michel Drucker pour venir lui acheter un, voire des livres. A chaque visiteur qui ralentissait devant son pupitre, il sortait sa phrase culte « On trouve tout chez Moulinot ! ». Ce qui avait pour effet immédiat de faire fuir "les gens" et de les faire se décaler vers mon pupitre ou celui de ma voisine.

Bilan de cette journée pas comme les autres : une vente me concernant, comme pour Colette B. Piètre récolte à l’aune de la fréquentation confidentielle. Mais heureuse et fière d'autant en voyant certains brisquards qui avaient déjà quelques heures de plume, avoir vendu tripette. Et "mon" Gérard C. alors ? Quelques temps avant la fermeture des bans, il remballa. Livres, chevalets, nappe…regagnèrent son coffre de magie. Je le regardais. Il me faisait de la peine. Le carton plein espéré n’eut jamais lieu. Gérard C. ne vendit aucun exemplaire ce jour-là.

 

Il était déjà près de 18 heures. La nuit commençait à tomber. C’était un dimanche. Pluvieux. Très. Et si je vous dis que je suis rentrée chez moi le sourire aux lèvres et que c’était « quand même » une chouette journée, croyez-moi. Elle le fut. Pour autant de raisons qu’il y eut de rencontres ce jour-là.

  

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23/05/2020
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