Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

La cuisse de dinde

Il a 87 printemps. Un esprit de conteur que je lui envie. Une vivacité d’esprit fabuleuse. Une envie de vivre qu’il s’emploie à continuer de nourrir, vaille que vaille, malgré la disparition il y a un an de son alter ego. Ma tante l’appelait Philou. Mon oncle l’avait rencontrée quelques jours avant la fin de son service militaire qui, à cette époque, durait deux ans. Il avait 22 ans.

 

Depuis qu’une part de lui s’en est allée, je me suis rapprochée de lui ; lui de moi. D’échanges téléphoniques toujours très affectueux, liés à sa santé, son moral, nous avons glissé vers un registre plus intimiste.

 

Mon oncle Philou commença à me parler de son enfance dans ce petit village du Calvados, entre la chaleur d’un four à pain d’un père boulanger, de sa mère qui tenait la boutique et d'une fratrie de trois garçons dont il était le cadet.

 

A 20 ans, il part faire son service militaire. Philou rêve d’intégrer la Marine nationale. Par un heureux concours de circonstances, ce fut chose faite.

 

En octobre 1956, la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, alors Président égyptien, met le feu aux poudres. Les armées françaises et britanniques convergent vers ce canal reliant la mer Méditerranée et la Mer Rouge. Le chasseur de sous-marins, sur lequel se trouve  mon oncle, met le cap vers la zone de conflit.

 

Deux mois plus tard, sous la pression des Etats-Unis, de l’URSS et de l’ONU, les troupes franco-britanniques se retirent.

 

Ce 25 décembre 1956, Philou est à bord du chasseur de sous-marins. Le navire mouille dans le Détroit de Messine qui sépare la péninsule italienne de l'île de Sicile.

 

Mon oncle a toujours eu un goût certain pour la bonne chère.

 

- Comment était la nourriture à bord ?

- Comment te dire…c’était spartiate comme le confort.

 

Le repas de Noël de cette année 1956 est à l’aune. Sur un plateau en inox, des pommes de terre et une cuisse de dinde. Philou monte sur le pont supérieur avec son plateau. Le cuisinier ne s’est pas foulé le poignet. La cuisse de dinde est insipide.  Mon oncle décide de l’offrir aux poissons. Il soulève son plateau. A cet instant, une bourrasque de vent emporte tout sur son passage : le plateau et son contenu.

 

Philou conclut son récit par un truculent :

- C’est ainsi que ma cuisse de dinde et mon plateau gisent toujours au fond du Détroit de Messine.

- J’aurais été toi, j’aurais demandé à ce que soit inscrit, à l’endroit du naufrage, « ci-gît ma cuisse de dinde ».



18/10/2022
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