Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

Et au milieu des vignes, courait Kobé

Etait-ce ce que m’en avait dit mon père ? Peut-être. Lorsqu’il évoquait ce souvenir pourtant lointain, ses yeux pétillaient comme si se souvenir des belles choses c’était comme boire un bon vin. Dieu que ça fait du bien.

 

- Quand le ciel disait qu’il était temps, chacun était prêt à partir. Tôt le matin. Le raisin n’attendait pas.


A ce moment, mon père était « aux études » comme on disait alors. Quittant provisoirement sa Normandie d’adoption, il partait à l’arrière-saison chez ses grands-parents qui vivaient tout près de Blois. Pour payer ses études, il faisait les vendanges. Certaines matières, essences, me fascinent. Il en est ainsi du bois, du vin, entre autres.

 

Je crois de plus en plus à cette phrase qui peut faire sourire certains « Nos pensées de ce jour font nos actes de demain ». Un an plus tôt, j’avais rédigé un article sur les femmes dans le milieu (plutôt masculin…) du vin. A cette occasion, j’avais rencontré Maëlis, jeune viticultrice angevine. Il m’arrive souvent de ressentir des choses, sans pouvoir les exprimer. Il en est ainsi lorsque un « je ne sais quoi » réveille en moi des évidences. Dit autrement, tout ce qui me relie à des choses qui me parlent, à ce qui me nourrit. C’est ce qui se produisit lorsque j’écoutai Maëlis me parler de son métier. Attachée au vivant, Maëlis avait à cœur de prendre soin de ses vignes dans une démarche presque holistique. Des tisanes de plantes pour soigner ses vignes ou pour les aider à mieux vivre un malencontreux coup de gel annoncé. Des poules au milieu des rangs de vigne pour faire la chasse aux insectes et picorer l’herbe.  Des raisins soignés et récoltés à la main dans le respect des gestes ancestraux.

 

Pourquoi quelque chose vous attire vers une personne davantage que vers une autre ? Pourquoi nous sentons-nous reliés à certains êtres ? Je n’ai pas la réponse. Ou plutôt, si. J’ai ma réponse. Vous, moi, nous, sommes des êtres vivants qui émettons des ondes, des vibrations. Parfois, notre bande passante rejoint celle d’une ou d’un autre. Et Bing ! Ça fait des rencontres. A la fin de notre entretien, j’avais demandé à Maëlis s’il me serait possible de l’aider à vendanger l’an prochain.

 

Ce matin-là, c’était donc à mon tour. La veille j’avais préparé mon sac. Eau, fruits secs, pommes. J’étais prête à enfin réaliser cette envie que je nourrissais depuis longtemps, faire les vendanges. J’avais convié une amie récemment rencontrée avec laquelle le lien avait été lui aussi  une évidence. Dès potron-minet, Sarah était venue me chercher, tout sourire. Il faisait déjà beau. La journée s’annonçait chaude. Je découvrais avec bonheur la voiture de Sarah, un cabriolet. Mais alors, on allait pouvoir décapoter ? « On va se gêner ! ». Moins d’une heure plus tard, après avoir quitté la ville et la circulation de la voie rapide, intense à cette heure, au fil des méandres d’une route de campagne, Sarah et moi arrivions au milieu de nulle part. Un nulle part qui ressemblait à cette heure matinale à l’image que je me faisais du paradis. Un silence qui laissait la part belle au réveil de la nature. Le vert vif de la vigne portant des grappes lourdes de promesses, tranchait avec le bleu franc d’un ciel parfois zébré de filaments nuageux. La lumière du soleil, plus rasante à cette période de l’année, commençait à émerger au loin en un disque orange comme si elle sortait d’une mer, d’un océan. Je regardais ce spectacle en y mettant toute la conscience possible pour ne jamais oublier ce que la vie était en train de m’offrir, là maintenant, ne trouvant à dire à tout cela qu’un banal « Mon Dieu que c’est beau ».


Nous étions les premières arrivées. Quelques minutes plus tard, nous vîmes une sorte de fourgonnette se rapprochant de nous.

 

- Voilà Maëlis. Et Kobé.

 

Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

Au volant, Maëlis. A ses côtés, les deux pattes arrières sur le siège passager, celles de devant posées sur le tableau  bord, aboyant à qui mieux mieux, (Monsieur !) Kobé. Je n’avais encore jamais rencontré Kobé. Enfin, si. Un peu. Sur les photos que publiait Maëlis sur son compte Facebook pour parler de sa vigne. La première fois que j’ai vu Kobé en photo, j’ai fondu comme un Chamallow. Maëlis m’avait expliqué que Kobé était un chien norvégien de macareux.

 

- Plait-il ?

 

Ce chien originaire de Norvège n’est pas un chien banal. Il possède des caractéristiques physiques très typiques : une grande souplesse (jusqu’à l’axe de sa tête pivotante !), des oreilles qui ont la particularité de se refermer, un doigt surnuméraire aux pieds antérieurs, pareil à un ergot. Des caractéristiques qui permettaient autrefois à ces chiens de chasser les macareux en Norvège ou plus précisément leurs œufs. Comment ? En leur permettant tout simplement de monter une paroi quasi verticale ( !).

 

Autre particularité, un attachement viscéral à ses maîtres, un chien qui n’aime pas rester seul et qui apprécie modérément la compagnie des autres. Ni une ni deux, Kobé sauta à terre faisant de grands cercles autour de nous deux, pareil à un Indien des hautes plaines tournoyant en une danse rituelle autour de ses victimes sur le bûcher, tout en aboyant avec force. J’avais l’intention de faire copain avec Kobé ; j’avais donc pris soin d’apporter des friandises. Mon gâteau en forme de nonosse n’y fit rien. A peine reniflé, Kobé me répondit en aboyant plus fort encore. Pour sûr, j’avais la cote… Maëlis me rassura. Il fallait du temps à Kobé pour apprivoiser des étrangers, Kobé qui était déjà parti arpenter les vignes au son d’une clochette suspendue à son collier.

 

Et au milieu des vignes,courait Kobé.

 

Puis arriva Antoine, un grand échalas aux cheveux couleur neige rassemblés dans une sorte de catogan, rejoint par deux frères de Maëlis, dont l’un était accompagné par son amoureuse. Les présentations faites, il était temps d’y aller. Antoine et nos autres compagnons avaient déjà exercé leur talent de vendangeur. Maëlis resterait donc avec Sarah et moi pour nous « montrer » de quelle façon couper le raisin sans nous couper accessoirement de doigt, quels grains prendre, quels autres laisser. A chacun et chacune était dévolu un rang qui s’étirait loin devant nous. Voilà j’y étais. J’allais faire mes premières vendanges, j’allais récolter ces grains ronds et chauds qui offriraient demain la plus belle robe des Chenin qui soit. Comment un vin ne peut-il être bon et beau quand il est entouré d’autant de soin et d’attention ?

 

Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

A mesure que  nous avancions ensemble, Maëlis, Sarah et moi, les échanges se faisaient plus profonds. Encore une histoire de vibrations ? Peut-être. Etait-ce l’éclat, la grâce de cette nature qui nous entourait ? Etait-ce cette sérénité des âmes et des corps  qui fit que chacune de nous trois avait envie de se livrer, de se confier ? A cet instant, je réalisais une curieuse coïncidence :  l’univers avait réuni en un même lieu trois femmes dont les corps avaient été à un moment de leur vie, blessés, meurtris, touchés. Toutes trois s’étaient relevées ou en passe de se relever, à l’aune de leur histoire, de leur « tombées à terre » ; Mais le plus merveilleux était la façon dont ces histoires de femmes se racontait. Entre un « cette grappe, tu la gardes ? » et un « j’ai comme un petit creux. On casse-croûte bientôt ? », chacune évoquait ses moments de vie douloureux, sans pathos. Mieux que cela ; parfois avec le sourire, avec la légèreté d’un Chenin frais. Car aujourd’hui, toutes trois étions là, en vie. Alors tout le reste n’est pas si grave…

 

Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

La pause de 10 heures fut la bienvenue. Assis au milieu des vignes, la bouche pleine d’une brioche moelleuse, nous commencions à mieux nous connaitre ; comme avec mon ami Kobé qui avait élu domicile sous le plateau qui accueillait ladite brioche (dès fois que des morceaux tomberaient à terre…). Kobé ne quittait pas la brioche des yeux, encore moins Maëlis. Dans le regard de Kobé pour Maëlis, un amour inconditionnel, jusqu’à ce que notre gentil quatre pattes entende le bruit d’un moteur non loin. Ni une ni deux, Kobé détala comme un lapin, le son de la clochette s’éloignant avec lui.

 

- Kobé ici !

- Hum, hum, notre ami Kobé n’aime pas les engins qui vendangent en conventionnel, fis-je remarquer à Maëlis. Il a fichtre raison.


Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

Il devait être 13 heures passées lorsque, sous une chaleur qui devenait difficilement supportable, nous rejoignîmes le chai de Maëlis à quelques kilomètres de ses vignes. Le chai de Maëlis se trouvait dans un lieu exceptionnel. Sous un soleil de plomb, surplombant la campagne vallonnée du Layon, au loin deux moulins dont l’un semblait perdu sans ses ailes. Le bâtiment qui abritait le chai semblait sorti d’un temps que les moins de vingt ans…. Un immense hangar de bric et de bois, recouvert d’un toit en tôle, l’ensemble tenant debout par l’opération du Saint-Esprit. A l’intérieur se trouvait, entre autres, une vieille cuve en bois surélevée, trônant majestueuse, prête à accueillir les caisses de raisin récoltées le matin.

 

- Qui pour fouler le raisin ?

- Nous allons fouler le raisin ? Pour de vrai ? Demandais-je naïvement.

 

Antoine n’avait pas attendu. Grimpé dans la cuve, il y allait gaiement, caustiquement, gentiment. Sarah l’avait suivi. Ça riait, ça plaisantait, ça foulait. Ne me restait plus qu’à me débarrasser d’un jean trop encombrant, de me vêtir d’un short de surf prêté par Maëlis, et de les rejoindre. Instantanément, quelque chose de curieux se produisit. Je lâchais prise, faisais sauter les derniers verrous et me laissais porter par ce que j’étais en train de vivre. Sans aucune pensée pour hier, encore moins pour demain. J’étais là. Présente à ce que je vivais. Comment aurais-je pu imaginer que le seul contact de mes pieds nus avec le raisin chaud versé en flots dans la cuve pourrait m’offrir cet instant de grâce ? Comment aurais-je pu imaginer que sentir ces grains chauds, durs éclater sous la voûte plantaire aurait pu m’offrir un instant d’une telle sensualité ? Lorsque je regarde aujourd’hui les photos de ce moment, précisément, je vois de la lumière dans le visage d’une femme qui s’abandonne. Tout le bonheur est dans l’inattendu, disait Jean D’Ormesson. J’étais dans l’inattendu.

 

Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

Les estomacs avaient beau avoir faim à cette heure avancée, il fallait s’occuper du raisin qui s’écoulait en un jet vigoureux et clair dans une cuve en contrebas. A 14 heures bien sonnées, nous nous assîmes enfin autour d’une table de camping où nous attendait une quiche pour laquelle j’aurais été prête à tuer. Maëlis ouvrit une bouteille de vin blanc, récolté par l’une de ses consoeurs. Sur l’étiquette, la silhouette d’un mammouth. On pouvait y lire…

 

- Papouth ?

- Oui, c’est le mari de la mammouth, répondit Maëlis en souriant.


le Papouth aidant, les langues se délièrent. Antoine montra un intérêt appuyé à ces congénères.

 

- Et toi alors, tu fais quoi dans la vie ?


Chacun parla de lui, d’elle. Chacun parla de son histoire, de ses rencontres, de ses chemins chaotiques parfois. Chacun parla de sa vie. De la vie. Je ressentis dans cette assemblée confidentielle de l’attention, de l’écoute, de la bienveillance. Encore une histoire de vibrations ? Allez savoir.

 

- Et toi alors, tu fais quoi dans la vie ? Demandais-je à Antoine qui n’avait pas trop parlé de lui.


Je savais qu’Antoine était pêcheur en Loire. Probablement l’un des derniers.

 

- Je l’ai déjà dit tout à l’heure.

- Oui mais encore. Raconte.

 

C’était à mon tour d’en savoir plus. Antoine nous parla de la lamproie, ce poisson au physique improbable et « grand comme ça », dit-il en désignant la longueur de son bras et dont les Portugais sont très friands.

 

- Tu n’as jamais goûté ?

- Heu…non.


Antoine me répondit, avec un sourire malicieux, que j’avais encore sûrement beaucoup de choses à apprendre dans la vie.

 

 - J’espère bien.

 

Des peaux de grains de raisin collées sur les jambes, des brins d’herbe secs dans les chaussures, des coups de soleil sur le visage, un cabriolet décapoté, les cheveux au vent, je rentrais chez moi, pleine de tout cela. De cette journée hors du temps. Percluse de fatigue, déambulant de pièce en pièce sans but précis, je me remémorais chaque instant qui venait de m’être offert. A cette heure de la soirée, je regardais le ciel commencer à rougir de plaisir, pour bientôt s’entourer de filaments brumeux violets, oranges. J’étais bien.

 

Et au milieu des vignes, courait Kobé.

 

 

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04/10/2020
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