Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

Jojo

Il y a quelques temps déjà (c'était en 2020), je publiais "Ça m'énerve grave !", un ouvrage de textes courts et de billets d'humeur.

 

Pour conforter la note légère de ce livre, je publiais à la fin, en guise de dessert, une nouvelle inédite "Jojo".

A chaque fois que je relis "Jojo", je ne peux m'empêcher de sourire. Cela n'engage que moi Sourire

 

Bonne (re) lecture.

 

 

* * *

 

 

« Aujourd’hui, pour vos tables de fêtes, étonnez vos convives avec des saveurs exceptionnelles : volailles de Bresse, cous farcis de canard, foie gras d’oie du Périgord.  Notre rayon traiteur vous attend. Ne tardez-pas ! ». « Petit Papa Noël, quand tu descendras du ciel, avec tes jouets par milliers, n’oublie pas mon petit…. »

 

– Cette chanson me sort par les trous de nez. Je ne la supporte plus. Et cette voix de brêle…

– Tino Rossi ma chérie. Faudra t’y faire. On est en décembre. La dinde, les marrons, la bûche, le foie gras ça rime avec Tino. De toute façon, t’as pas le choix. Chaque année, ils nous resservent le même menu. Regarde-moi…T’as comme  un teint d’endive. T’aurais pas encore fait des folies de ton corps cette nuit ? 

– Arrête ton délire Josyane. Mon jules, ça fait un bail qu’il ne me fait plus grand mal. Lui, tu le mets à l’horizontale, tu comptes jusqu’à 5 et zou, il pionce. T’as raison. J’ai une sale mine. Bonjour la nuit que j’ai passée.

 

Coralie, petite jeune femme à la silhouette gracile, passe machinalement les articles déposés sur le tapis de sa caisse au rayon infrarouge. Ses mèches de cheveux blonds relevées en pétard et maintenues par des papillons en strass illuminent un visage juvénile. Un chemisier blanc plumetis transparent laisse entrevoir deux petits seins maintenus dans la dentelle d’un soutien-gorge rose poudré. Devant elle, un couple que rien ne semble pouvoir séparer, y compris en vidant un chariot. Coralie les fusille d’un regard envieux.

 

– C’est Jojo.

– Quoi… Jojo ?

 

La cinquantaine bien tassée dans un corps à la relâche, Josyane, maquillée comme un camion volé, les oreilles ornées de pendants aussi discrets que ceux de la  « Vache qui rit », est aux commandes de sa caisse enregistreuse. Autour de son cou, une longue chaine dorée au bout de laquelle pend un Christ en croix bienheureux entre deux bombardiers qui tentent de s’échapper de bonnets trop étroits. Boudinée dans un pull en V aux couleurs criardes,  elle ressemble à une perruche juchée sur son perchoir.

 

Une femme cintrée dans un tailleur d’un marron douteux, gantée de cuir noir, s'approche de la caisse de Josyane. Délicatement, elle y dépose le contenu de son chariot.  Le geste est étudié, l’empreinte olfactive opiacée et entêtante. Se pinçant le nez, Josyane regarde Coralie en levant le petit doigt pour simuler la préciosité de sa cliente. Coralie sourit tièdement, la mine fatiguée.

 

– Jojo, je t’en ai déjà parlé, lui répond Coralie. C’est le canari d’Adrien. C’était ça ou une console Nintendo. Comme je n’avais pas envie que mon gamin devienne complètement abruti avec ces jeux vidéo, le choix a été vite fait.

– Pourquoi t’as pas pris un cabot comme tout le monde.

– J’ai déjà deux assistés à la maison, Adrien et mon jules. C’est pas pour en prendre un troisième. Et puis un chien, ça fait des saletés partout.

– Parce que un mioche et un jules, ça n’en fait pas ? Un cabot, crois-moi, pour en avoir eu un, ça écoute bien mieux qu’un bonhomme et des mômes et c’est autrement plus propre !

– De toute façon c’est trop tard. Je lui ai acheté cette satanée bestiole la semaine dernière. Depuis, je vis un enfer.

– Pourquoi ?

– Parce que Jojo est un noctambule. Chaque nuit, il siffle à tout-va et ne s’arrête qu’au petit matin. Je craque, ma Josyane, je craque !

– Je comprends, ma Coco. Le vendeur t’a pas prévenu qu’un canari ça s’égosille ?

– La nuit ?

– Kiki, ma sœur en a eu un. C’était tout pareil que ton Jojo. Tant qu’ils ne sont pas dans le noir complet, ces oiseaux de malheur peuvent te siffler tout le répertoire de Johnny !  Kiki a trouvé la solution en mettant le soir un tissu bien épais sur sa cage. Essaie. C’est le seul moyen de t’en sortir.

– Comment imaginer qu’un piaf pareil siffle autant !

– Tu t’attendais à quoi ? A un oiseau qui siffle uniquement quand ça t’arrange ?

– A ce point, ma Jojo, c’est un malade, ce piaf.

– Ne te plains pas, ma belle-sœur Zouzou a des perruches, c’est l’enfer. Essaie le truc du tissu sur la cage et s’il continue, passe-le à casserole. T’auras plus à te casser la nénette pour ton menu de Noël !

 

« Encore quelques minutes pour profiter de notre promotion sur les cuisses de pigeon confites …. ».

 

– Non, je plaisante. 62,80 euros s’il vous plait.

– Pardon, Mesdames, n’allez pas croire que je suis éhontément curieuse mais j’ai écouté, à l’insu de mon plein gré, votre échange fort instructif.

 

La bourgeoise s’approche de Josyane qui, incommodée par le parfum entêtant, fait glisser son siège à roulettes en arrière.

 

– Dieu qu’elle fouette, chuchote-t-elle à Coralie.

– Un conseil, n’achetez jamais d’inséparables, c’est pire.

– Des quoi ? demanda Coralie.

– Des inséparables. Ce sont de petits perroquets originaires d'Afrique tropicale.

– Jamais entendu parler de cette marque,  s’exclama Josyane.

– C’est une espèce d’oiseau très particulière. On les appelle ainsi car ils vivent généralement en couples et sont extrêmement liés. Selon certaines croyances si l'un des oiseaux meurt, l'autre se laisse mourir.

– Oh, c’est beau. Tu ne trouves pas, Jojo ?

– Ça risque pas de m’arriver avec mon bonhomme.

– Plus beau encore, le nom regroupant ces espèces est « Agapornis ». Un dérivé des termes grecs Agape et Ornis qui signifient respectivement amour et oiseau. C’est-à-dire, Oiseau amoureux ! N’est-ce pas chou ?

– Comme vous dites, c’est « chou  ! », répondit Josyane levant un sourcil moqueur.

– J’avais donc fait l’acquisition d’un couple d’inséparables. La symbolique autour de ces oiseaux me parlait. Vous me comprenez sûrement.

– Pas trop non, répondit Josyane.

– Bref, dit la cliente en repositionnant quelques mèches de cheveux qui tentaient de se faire la belle d’un chignon laqué façon canard, le mâle a commencé à donner des signes de faiblesse. Puis il a fini par mourir.

– Pauvre bête. C’est horrible ! conclut Coralie toute frissonnante d’émotion.

– Ensuite, la femelle s’est mise à déprimer. Plus d’appétit. Je l’ai emmenée chez le vétérinaire. Et là, stupeur ! Le vétérinaire m’a annoncé que c’était un mâle ! Ce couple était en réalité, comment dire….

– Gay ? s’exclama Josyane hilare.

– Disons qu’ils auraient sûrement manifesté pour le mariage pour tous, si vous voyez ce que je veux dire, répondit la cliente dans un rire étouffé par un mouchoir en dentelle. 

– Des oiseaux homo ? demanda Coralie toute perturbée.

– Le choc. Pensez. Mais je me suis ressaisi. J’ai pris sur moi et lui ai acheté un compagnon.

– Vous avez racheté un mâle ?

– Oui. Qui s’est avéré être une femelle.

– Comment vous en êtes-vous aperçue ? demanda Josyane.

– Le lendemain matin, il n’y avait plus aucun signe de vie dans la cage. Les oiseaux s’étaient plumés. M’est avis que la femelle avait dû vouloir le séduire.

– Et qu’elle s’est pris un râteau et folle de rage, elle l’a croqué tout cru comme la mante religieuse qui bouffe son bonhomme après l’accouplement. Tout n'est souvent qu'une histoire de « petit oiseau » dans la vie, répondit Josyane, contente de sa blague vaseuse.

– Ça a dû être violent ? demanda Coralie toute émue.

– C’est un euphémisme. Il y avait des plumes partout. Ce n’était pas beau à voir.

– Quelle horreur ?

– Croyez-moi,  les inséparables, je ne veux plus en entendre parler. D’autant que l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Victoire, ma fille…

– Victoire ? Comme la chienne à ma tante Juju.  C’est rigolo de donner le nom d’un chien à une enfant ! fit remarquer Josyane.

– Oui, effectivement, répondit la cliente d’un raclement de gorge contenu. Donc, suite à ces disparitions traumatisantes, ma petite Victoire ne s’en n’est pas remise. Depuis, elle refuse de manger. Elle fait des cauchemars et ne veut plus aller à l’école.

– A l’école ? Pourquoi ?

– Parce que sa maîtresse lui a dit qu’elle et sa meilleure amie étaient inséparables.

– Tu vois, Coralie, finalement avec ton Jojo, tu t’en sors pas si mal.

 

 



03/07/2023
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