Sous la plume de Jeanne

Sous la plume de Jeanne

J'en veux pas !

Son ventre est gros. Vraiment gros.

Il me fait penser au ballon que Papa a gonflé pour mon anniversaire.

Le ballon était tellement gonflé qu’il a éclaté. Paff ! J’ai eu très peur. Papa aussi. Il a rigolé mais pour de vrai, il n’en menait pas large.

 

En regardant Maman, je me demande si son ventre ne va pas éclater lui aussi comme le ballon.

Quand son ventre a commencé à grossir, je me suis dit que, peut-être, elle se levait la nuit pour manger du chocolat en cachette. Mais en fait, non.

 

Maman m’a tout expliqué. Enfin je crois. Au moment de Noël - un peu avant, un peu après, Maman ne se rappelait plus trop bien - Papa lui aurait fait un bisou. Mais un très gros bisou et dans quelques temps, j’aurai un petit frère ou une petite sœur. Tout ça à cause d’un gros bisou ? Mince alors ! Ça fiche les chocottes quand même. Quand je pense à Pablo qui n’arrête pas de me faire des bisous à la récréation. Alors, moi aussi je vais avoir le ventre qui gonfle ? Et j’aurai un bébé comme Maman ?

 

Et puis, Maman, elle marche vraiment bizarre.  Elle me fait penser à Saturnin, le canard. A chaque fois que je regarde les Aventures de Saturnin à la télévision, bingo, je pense à Maman. J’ai peur qu’elle se transforme en canard à force de marcher comme ça, mais je lui dis pas.

 

L’autre jour, en rentrant de l’école, Maman m’a dit qu’elle irait bientôt accoucher à la clinique. Ça veut dire que je vais avoir soit un petit frère, soit une petite soeur. Sauf que je ne veux ni de l’un ni de l’autre. Moi, depuis 5 ans et demi, je suis toute seule et j’ai surtout pas envie de partager les sucettes, les gâteaux et les câlins.

 

Ça fait deux soirs que je dors chez Mamie Jeanne. Dans sa chambre, pas dans son lit. Mamie Jeanne dit que je gigote de trop. Même pas vrai. C’est juste que j’aime bien me coller contre elle. Elle sent bon Mamie Jeanne. Bon, je ne suis pas dans son lit mais tout près.

 

On a descendu du grenier un vieux lit Ramy. En fait, c’est comme quand je pars en vacances avec Maman et Papa faire du camping et que je dors sous la tente sur un lit de camp. Sauf que je suis pas en vacances, que Maman et Papa ne sont pas là. Bon, le lit Ramy de Mamie Jeanne, il sent un peu le fer. J’ai un joli sac de couchage posé sur un truc qui ressemble à un petit matelas. Y même des motifs léopard dessus. J’ai dit à Mamie Jeanne que ça faisait comme si je dormais sur une peau de léopard et que ça faisait bizarre. Mamie Jeanne m’a rassurée. Il n’y a pas de léopard en Normandie.

 

Ce soir, Mamie Jeanne a accepté que je lise un peu avant de m’endormir. De toute façon, je ne m’endormirai pas tant qu’elle ne sera pas dans son lit. Ensuite, il faudra que je m’endorme vite avant elle. Sinon je ne m’endormirai pas. La nuit, j’ai peur. J’ai toujours peur. Du noir, des ombres, des bruits, des choses qui craquent. Le problème c’est que personne ne me prend au sérieux et tout le monde dit que je fais des caprices. C’est pas vrai. J’ai vraiment peur mais personne me croit. En attendant que Mamie Jeanne vienne se coucher, je lis les aventures de Arthur et Zoé dans le « Modes & Travaux » qu’elle s’achète chaque semaine. Zoé, elle est rigolote avec sa tête qui ressemble à un chapeau de champignon.

 

Il fait nuit noire dans la chambre de Mamie Jeanne. Soudain, je me réveille. Mamie Jeanne n’est plus dans son lit. Je le sais parce que quand elle dort, elle ronfle, presque pire que Papa. Elle dit que c’est pas vrai. Moi je lui dis que c’est vrai. Je me lève en triturant le coin de mon mouchoir que je renifle et que je tète fébrilement comme un chiot qui cherche à téter la mamelle de sa mère.

 

Il y a de la lumière dans le salon. Mamie Jeanne parle au téléphone. Elle a collé le gros combiné noir à son oreille. Je la regarde dans l’encadrement de la porte. Elle m’envoie un sourire. J’entends un « 4,350 kg ? ». Je comprends rien de ce qu’elle dit. Peut-être qu’elle appelle son boucher pour commander un poulet. La nuit ? Elle demande si tout s’est bien passé. Je continue à téter mon mouchoir et ne comprends toujours rien. Les grandes personnes, c’est constamment à faire des secrets, à parler en code. Mamie Jeanne raccroche.  Elle a l’air vraiment heureuse. Elle me dit que ça y est, j’ai un petit frère. Je la regarde Je lui réponds que primo, j’en veux pas et que, deuzio, il va me casser toutes mes poupées.

 

Tout ça, c’était avant, quand les enfants naissaient dans les choux et qu’ils arrivaient par l’opération du Saint-Esprit.

Tout ça, c’était avant qu’on leur explique, a minima, le mystère de la vie.

Tout ça, c’était avant que Françoise Dolto n’arrive.

 

Quant au poulet de 4,350 kg, un bon demi-siècle plus tard, je suis fière d’être sa sœur.



18/10/2022
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