Sous la plume de Jeanne

« Comment veux-tu savoir s’il y a du soleil dehors si tu n’ouvres pas tes volets ? » Elle est comme ça Béa. Cash, brut de pomme. « T’as vu ça ? Tu mets ça avec un jean un peu « dégling », ça te fait un look d’enfer ». Chaque samedi matin, elle est là, Place de l’Hôtel de Ville sur le marché de Pontoise à vendre de la nippe sympa, décontractée pour la gente féminine. Un petit bonnet vissé sur la tête laissant apparaître quelques mèches blondes, un regard malicieux derrière le noisette de ses yeux…Béa c’est un visage, une voix, des mots qui percutent comme des uppercuts. Béa c’est un sourire qui n’est jamais en option. Béa c’est un cœur gros comme ça. Béa c’est une rencontre comme la vie vous en offre parfois. Rare, précieuse.

Elle et moi avons fait connaissance il y a peu. Mais comme on dit parfois, entre nous deux, je crois que « ça a matché ». Dit autrement, le courant est passé. Ce samedi là, cela faisait un an que nous ne nous étions pas revues. Nul besoin de se souvenir de l’endroit où se trouve son stand. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre sa voix qui hèle Pierre, Paul, Jacques avec cette verve fleurie, ce bagou haut en couleurs qui n’appartient qu’à elle. « Quel bonheur de te revoir ! ». Deux bisous bien claqués et un «Regarde ce que je viens de rentrer. Ça t’irait super bien. Trop classe ? Mais non. Faut casser les codes, tu piges ? L’autre jour, j’ai mis ça avec un slim, c’était top ».

Ce samedi là, sur le marché, il faisait froid, humide. Tout le monde semblait grelotter sauf Béa. « De toute façon, les gens ne sont jamais contents. Souvent j’entends « Ma pauvre, ce doit être dur de faire les marchés, de se lever tôt, de travailler par tous les temps, blablabla… ». Mais j’adore ce que je fais ! Quand il fait froid, qu’est-ce que je fais ? Je mets mes bottes fourrées avec ma veste à poils.  Je m’emmitoufle et tu sais quoi ? J’ai l’impression d’être sous ma couette ! Les gens qui font la gueule pour un oui, pour un non, ça me gonfle. Ça va jamais, c’est jamais bien. L’autre jour, une nana du genre « prout-prout » me dit « ça se porte ça ? » en voyant un haut sympa. Tu sais ce que je lui ai répondu « Non. Vous avez raison. C’est pas pour vous ». Et bien sûr, tout cela dit avec le sourire. Avec un sourire ma biche, tu désarmes n’importe qui. Les qui tirent la tronche, les agressifs, les grognons. Avec un sourire tu peux tout dire. Et puis, un sourire, ça coûte rien, que dalle. C’est d’ailleurs la seule chose qui rapporte. Souris. On te renverra ton sourire. Si c’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Mais un jour on te le renverra.  Bien-sûr que la vie est difficile parfois. Et alors ? C’est une raison pour faire la tête ? Le soleil, tu le trouves, même en cas de coup dur. Mais comment veux-tu savoir s’il y a du soleil dehors si tu n’ouvres pas tes volets ? »

Puis Béa posa sa main sur mon bras. « Tu sais, j’en aurais eu des raisons d’être malheureuse, de faire la gu…. » me confia-t-elle avec un sourire bienveillant. Très jeune, Béa perdit ses deux parents à quelques mois d’intervalle. Son grand-père paternel recueillit ses trois petits-enfants (Béa, l’aînée, un petit frère et une petite sœur). « Mon grand-père était un grand gaillard, fort, le visage carré. C’est lui qui nous a élevés, qui nous a tout appris de la vie. Pauvre homme qui avait perdu sa femme puis sa fille (ma mère). Bien-sûr parfois c’était dur mais si tu savais comme j’étais heureuse. Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’à cette période de ma vie ». A cette période où Béa était aussi une mère de substitution pour sa jeune sœur et son jeune frère. Lorsque son grand-père disparut, elle devint une louve plus protectrice encore auprès de sa fratrie. « Tu veux raconter l’histoire de ma vie ? Tu connais l’histoire d’Heidi ? Et bien Heidi, c’est moi ! »

En quittant Béa, une phrase résonnait dans ma tête comme une ritournelle « Comment veux-tu savoir s’il y a du soleil dehors si tu n’ouvres pas tes volets ? ». Va pour ouvrir les volets !